Marjorie Marona & Fabio Kerche

Publicado na revista  francesa Le Droid de Vivre

 

En quelques années, le Brésil est passé d’une démocratie pleine de vitalité à l’un des pays touchés par la vague autocratique globale qui a débuté au milieu des années 1990. Les données de l’institut de recherche indépendant V-Dem (Varieties of Democracy) montrent que le Brésil est l’un des quatre pays qui ont le plus souffert de cette évolution au cours des dix dernières années. Les seuls États à être dans une pire situation sont la Hongrie, la Pologne et la Turquie. Le Brésil a régressé de 0,28 point par rapport à la mesure de 2010, sur une échelle (de 0 à 1) qui capte la proximité ou l’éloignement par rapport au modèle de la démocratie libérale. Les indicateurs mesurent l’État de droit, les libertés individuelles, la possibilité d’une contestation publique et la réalité de la compétitivité électorale. De son côté, l’ONG états-unienne Freedom House, scrutant le même phénomène, a estimé que la démocratie brésilienne a perdu jusqu´à 73 points (sur une échelle de 0 à 100) en matière d’accès aux droits politiques et aux libertés civiles.

Un crise politique profonde
Le tournant autocratique du Brésil s’est accéléré avec l’arrivée de Jair Bolsonaro à la présidence de la République en 2018. À la veille de l’élection présidentielle de cette année, les 2 et 30 octobre, le président brésilien a menacé, à l’instar de ce qu’a fait Donald Trump aux États-Unis, de ne pas accepter les résultats des élections.

Pour comprendre comment un pays qui avait gagné la bataille contre la faim, qui était devenu la sixième économie mondiale et qui organisait des élections justes, compétitives et périodiques dans un environnement de pluralisme politique et de liberté d’expression, a commencé à pencher ouvertement pour l’autoritarisme et ses conséquences violentes, il est nécessaire d’effectuer un retour en arrière dans un passé récent. L’élection de Bolsonaro en 2018 est, en fait, le résultat d’une crise politique profonde dont les contours ont été tracés par de nombreuses mains. Les dirigeants politiques et les membres de l’élite judiciaire brésilienne, sous les applaudissements des grands médias, ont encouragé une profonde déstabilisation du système politique. Ce sont ces acteurs qui ont rendu possible que l’agenda anti-corruption opère en faveur de l’antipolitique, créant ainsi un espace pour qu’un outsider, un ancien député d’extrême droite insignifiant, accède à la présidence de la République.

Le système d’élection présidentielle à deux tours, qui a toujours fait obstacle à l’extrême droite en France, n’a pas suffi au Brésil.

Pendant la majeure partie de la période démocratique qui a commencé au milieu des années 1980, deux partis ont structuré la compétition électorale et la dynamique législative au Brésil : le Parti des travailleurs (PT) et le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB). Cet équilibre a été rompu lorsque, lors des élections de 2014, le candidat battu Aécio Neves (PSDB) a remis en cause la légitimité de la réélection de Dilma Rousseff (PT), affirmant que le Parti des travailleurs était une organisation criminelle. À ce moment-là, la règle d’or des régimes démocratiques selon laquelle le perdant, gouvernement ou opposition, doit accepter le résultat des urnes, a été brisée.

Un « lavage express » qui tourne mal
La posture d’Aécio Neves et de son parti a servi de déclencheur à un blocage systématique au Congrès des initiatives du second gouvernement de Dilma Rousseff, générant une crise de gouvernabilité et une crise économique. D’énormes manifestations de rue ont encouragé les politiciens défaits ou ceux qui n’avaient pas d’influence significative à concevoir la possibilité de diriger le pays sans passer par les élections. Dilma Rousseff a subi une procédure de destitution à la légalité douteuse, soutenue et dirigée par le vice-président de la République, Michel Temer, et bénéficiant de la complaisance du pouvoir judiciaire.

Derrière les manœuvres du monde politique, la collusion de certains dirigeants et de leurs partis, il y avait un groupe de procureurs et de juges qui se sont appropriés l’agenda de la lutte contre la corruption et ont renforcé le discours de l’antipolitique. Pour les membres de l’opération Lava Jato (« lavage express »), une version tropicale des « Mains propres » italiennes, la corruption était endémique et structurelle, et les gouvernements du PT auraient fonctionné sur ces bases tout au long de leurs mandats. Lava Jato a été organisée comme une croisade contre la corruption, avec l’ancien président Lula da Silva comme cible principale.

C’est ainsi que la crise de gouvernabilité est devenue une crise de la démocratie au Brésil. Dilma Rousseff avait subi ce que beaucoup considéraient comme un véritable coup d’État parlementaire en 2016 et Lava Jato allait réussir à mettre l’ancien président Lula derrière les barreaux, l’empêchant de se présenter aux élections de 2018. Ce contexte s’est avéré être un terrain fertile pour l’émergence de candidats qui se sont présentés comme « apolitiques », « contre le système corrompu », « contre les politiciens traditionnels » ou « contre la vieille politique ». Nombre d’entre eux sont sortis vainqueurs au niveau infranational – gouverneurs et députés des États fédérés – et le Congrès national a connu son plus grand renouvellement depuis la redémocratisation du pays. Le résultat qui a eu le plus grand impact sur la démocratie brésilienne a toutefois été l’élection de Jair Messias Bolsonaro à la présidence de la République.

Misogynie, racisme et homophobie
Le système d’élection présidentielle à deux tours, qui a toujours fait obstacle à l’extrême droite en France, n’a pas suffi au Brésil. Malgré la résilience du PT, qui a réussi à porter la candidature de Fernando Haddad au second tour et à faire élire le groupe de députés le plus important de la Chambre des députés, Bolsonaro a débarqué à la présidence de la République. Le Mouvement démocratique brésilien (MDB) et le PSDB, acteurs clés de la destitution de Dilma Rousseff et premiers partisans de Lava Jato, en ont été les plus grands perdants. La droite modérée représentée par le PSDB a été remplacée par l’extrême droite organisée autour de Bolsonaro. L’équilibre qui existait depuis la redémocratisation a été perdu.

L’héritage de destruction laissé par l’administration Bolsonaro touche les secteurs de la santé, de l’éducation, de la recherche et de la technologie, de la culture, entre autres domaines, tout comme ceux liés à la question des droits de l’homme.

Comme dans d’autres cas où des dirigeants autoritaires arrivent au pouvoir par le biais d’élections, on n’a pas compris immédiatement, au Brésil, que la démocratie était en danger. L’élite économique, les secteurs de la société ayant une forte aversion envers le PT et les grands médias ont commencé à parier sur la possibilité de « dompter » Bolsonaro. Cela signifiait tolérer un discours misogyne, raciste et homophobe, tandis que la plateforme néolibérale supprimant les droits conquis par les Brésiliens les plus pauvres progressait. Les manifestations ouvertement antidémocratiques ont été tolérées ou minimisées comme si elles ne représentaient aucune menace réelle. Bolsonaro suivait pourtant à la lettre la feuille de route des populistes d’extrême droite, nouveaux dirigeants autoritaires élus dans le monde entier. Sans exactement se lancer dans une rupture institutionnelle, Bolsonaro a attaqué les dimensions fondamentales du régime démocratique : il a agressé la presse, promu un environnement favorable à la désinformation, encouragé la violence politique, prononcé des discours de haine, résisté aux contrôles constitutionnels, menacé les ministres de la Cour suprême et jeté le discrédit sur le processus électoral. Et tout cela au nom d’une prétendue majorité qu’il s’est targué de représenter. Selon le président, « les minorités doivent se soumettre », dans une conception illibérale de la démocratie représentative.

La Cour suprême au créneau
La vérité est que les institutions brésiliennes subissent une pression énorme. En termes politico-institutionnels, le Sénat fédéral présente encore une certaine résistance aux assauts autoritaires du président, mais c’est auprès de la Cour suprême (Supremo Tribunal Federal) que Bolsonaro rencontre les plus grandes difficultés. C’est cette plus haute instance du pouvoir judiciaire qui a apporté une certaine rationalité dans la lutte contre la pandémie de Covid-19. Ce sont ses juges – appelés « ministres » – qui ont fait en sorte, par exemple, que les gouverneurs puissent prendre des initiatives de distanciation sociale et de vaccination face aux défaillances du président dans la coordination de la politique de santé. C’est encore le Supremo Tribunal Federal qui a rendu possible le démantèlement du réseau de désinformation et de fake news qui alimente Bolsonaro et ses alliés dans la propagation de discours haineux et d’incitations aux mouvements antidémocratiques.

Si la Cour suprême n’est pas plus efficace dans la défense de l’État de droit démocratique, c’est parce que Bolsonaro est soutenu par le droit de veto que peuvent exercer le président de la Chambre des députés, Arthur Lira, et le procureur général de la République (PGR), Augusto Aras. Ce sont eux qui contrôlent le début d’éventuels processus judiciaires pour juger les nombreux délits, de droit commun et de « responsabilité » (manquements graves à la fonction), du chef de l’exécutif. Ces processus auraient pu anticiper la fin du mandat de Bolsonaro. Au président de la Chambre des députés, le président de la République a remis le contrôle d’une partie importante du budget, construisant une alliance qui a rendu impossible l’étude de plus d’une centaine de demandes de destitution par l’Assemblée nationale. Le procureur général a été nommé par Bolsonaro à la tête du ministère public et a agi dans son intérêt dans l’attente d’une reconduction à ce poste ou d’une nomination à un poste vacant au sein de la Cour suprême. Bolsonaro s’est protégé et est parvenu à neutraliser les charges de corruption.

Un héritage de destruction
La stratégie de Bolsonaro, qui a été efficace pour éviter l’anticipation de la fin de son mandat, pourrait cependant ne pas être suffisante pour garantir sa réélection. Tous les sondages annoncent une victoire de Lula. Le doute tourne autour de la date, le 2 octobre, à l’issue du premier tour, ou le 30, au terme du second tour – l’ère des doutes sera close quand les lecteurs découvriront ce texte. C’est pourquoi les élections générales de cette année sont une chance pour la démocratie brésilienne. La perspective électorale est claire, même si le but ne sera pas facilement atteint. La bonne nouvelle est que plusieurs responsables politiques qui, dans un passé récent, ont contribué à la déstabilisation du système politique, sont désormais autour de la candidature de Lula (PT), qui s’est présenté comme la seule alternative viable à Bolsonaro et à son projet autocratique. Il ne s’agit pas seulement d’assurer la victoire des forces de gauche sur celles de droite, ou du parti A sur le parti B. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité de remettre la démocratie sur les rails. Les principales forces politiques semblent avoir fait une lecture correcte de la dramatique situation brésilienne.

D’autre part, Bolsonaro a signifié qu’il ne quitterait pas le gouvernement de manière pacifique en cas de défaite dans les urnes. Le processus électoral s’est déroulé au Brésil dans la tension et la violence politique qu’implique la méfiance jetée sur le bon déroulement de l’élection. Les médias brésiliens ne croient pas que Bolsonaro ait, en fait, le soutien des forces armées pour mener une rupture institutionnelle.

L’inquiétude réside davantage dans le chaos social que pourrait générer une alternative dans le genre « invasion du Capitole ». En outre, Bolsonaro ferait pression, en fait, pour une forme d’amnistie. Avec la fin imminente de son mandat et la perte conséquente de ses prérogatives fonctionnelles, tout porte à croire qu’il pourrait être arrêté pour certains des crimes qui lui sont reprochés. Ainsi, une proposition a surgi dans le débat public selon laquelle tous les anciens présidents devraient automatiquement devenir sénateurs à vie, auquel cas leur immunité serait maintenue. D’un autre côté, une victoire de l’actuel président serait un désastre pour ce qui reste de démocratie brésilienne. Rien n’indique qu’à l’occasion d’un éventuel second mandat, Bolsonaro ne se conduirait d’une façon plus équilibrée et respectueuse des droits individuels.

Dans ce contexte, gagner les élections semble être le moindre des défis de Luís Inácio Lula da Silva. S’il assume le pouvoir comme le veulent les règles démocratiques, Lula n’aura pas un gouvernement facile. L’héritage de destruction laissé par l’administration Bolsonaro touche les secteurs de la santé, de l’éducation, de la recherche et de la technologie, de la culture, entre autres domaines, tout comme ceux liés à la question des droits de l’homme. La gestion désastreuse de l’économie a été renforcée par le contexte de la pandémie, dont la gestion a été tout aussi tragique. Les indicateurs et la réalité de la rue annoncent une catastrophe mesurée par une croissance médiocre, une inflation et un chômage élevés, la misère et la faim. L’espoir de jours meilleurs pour le peuple brésilien se confond une fois de plus avec la défense intransigeante de la démocratie.

 

Fábio Kerche, professeur de sciences politiques à l’Université fédérale de l’État de Rio de Janeiro (Unirio).

Marjorie Marona, professeur de sciences politiques à l’Université fédérale du Minas Gerais (UFMG)